Interview 04
Une interwiew de Turf pour la sortie du tome 4, réalisée
par Canal BD Magazine, la revue des libraires de L' ALBD.
Comment est née l'idée de La Nef
des Fous ?
Quand j'étais aux beaux-arts, je faisais plein d'histoires
se déroulant dans des univers un peu loufoques et délirants...
Parmi elles, il y en avait déjà une qui s'appelait La
Nef des Fous...
Pourquoi avoir choisi ce titre ?
C'est le nom d'une toile de Bosch. Au moment de commencer à
dessiner, ce titre m'a semblé évident parce qu'il représentait
déjà tout un univers. Il me permettait de réunir
toutes les idées que j'avais eues auparavant et d 'autres encore.
Le côté "nef" permet de créer un monde clos où
je peux tout raconter, tout inventer, tout dessiner...
A partir du moment où j'ai choisi ce titre, j'ai listé
ce que je voulais dessiner et ce que je voulais raconter; puis j'ai
réfléchi un bon mois avant d'avoir l'idée de
la série. Mais je ne pouvais pas imaginer alors que cela m'amènerait
où j'en suis aujourd'hui. De nombreux éléments
sont apparus en cours de route...
Par exemple?
Les fameuses rayures de la tenue du roi ne sont apparues qu'au bout
de trois pages, parce que je me suis aperçu qu'on ne le remarquait
pas. Ce qui est marrant, c'est qu'à partir du moment où
je lui ai mis ses rayures, le roi est devenu un personnage à
part entière. Ce n'était plus seulement le père
de Chorenthe. Et, ensuite, les rayures sont devenues un des thèmes
récurrents de la série... il y a eu plein de choses
qui sont venues comme cela, par hasard. L'histoire, à la base,
c'était tout bêtement les aventures d'Arthur et Chorenthe.
Aujourd'hui, ils sont confinés à
un rôle presque secondaire...
Oui, surtout dans ce tome quatre. Mais le prochain sera 'leur' album.
Ils en seront vraiment les personnages principaux.
Au départ, combien de tomes étaient
prévus ?
Le premier projet prévoyait une seule histoire en quatre-vingt-dix
pages. C'est Guy Delcourt qui m'a demandé de couper mon récit
en deux, parce qu ' il ne pouvait proposer un album aussi long au
public, surtout signé par un jeune auteur. J'ai donc commencé
à retravailler mon scénario... Et, en fait, j'ai conservé
la même histoire mais j'ai rajouté tant d'ingrédients
et les personnages ont pris tant de poids que je ne suis même
pas sûr de pouvoir boucler le cycle en cinq albums. J'aurais
bien aimé, mais j'ai encore tellement d'énigmes à
résoudre que j'aurais sans doute besoin d'un sixième
volume.
Un des points marquants de votre travail est votre
souci du détail..
Au niveau de l'apparence même des personnages, c'est vraiment
dû au fait que je n'avais réalisé qu'une vingtaine
de planches en tout au moment où j'ai attaqué La Nef
des Fous. Comme je craignais de ne pas maîtriser la situation,
j'ai voulu "marquer" très nettement chaque personnage. Il fallait
qu'on les reconnaisse même s'ils étaient mal dessinés...
Quelles étaient vos influences graphiques?
J'ai découvert la bande dessinée adulte à 18
ans en lisant Les Compagnons du Crépuscule, puis Les Passagers
du Vent... D'un coup, la BD est devenue autre chose à mes yeux
et mon but a été d'en faire mon métier. Alors
que, depuis l'âge de quatorze ans, j'avais décidé
de devenir guitariste de rock, ce qui n'était peut-être
pas une très bonne idée (rire)... Ceci dit, après
un an de BD historique Glénat, je suis revenu à la bande
dessinée plutôt classique. Puis, aux Beaux-arts, j ’ai
découvert encore une autre BD, avec des auteurs comme Breccia..
En fait, La Nef des Fous, c ‘est un habile mélange. C ‘est
les Schtroumpfs mis en couleur par Bourgeon. (rires) !
Avant cette "vocation" pour la BD, quelles études
aviez-vous suivies ?
Je préparais un brevet de technicien collaborateur d'architecte.
J'étais tombe là par hasard... Je ne regrette pas d'avoir
bifurqué : le métier d'auteur de bandes dessinées
correspond tout à fait à mon rythme de vie et à
ma façon de penser. Je suis assez timide, donc travailler chez
moi et créer dans l'ombre ne me dérangent pas. Et puis,
écrire, chercher des idées tout le temps, dessiner,
tout cela m'amuse...
La Nef des Fous s'articule autour de plusieurs
couples de personnages...
Ah oui, j'aime cela, surtout les couples qui se disputent. C'est
d'ailleurs une des raisons qui m'ont fait créer le personnage
du Prince Putatif: comme j'avais mis le Roi en prison, je n'avais
plus de comparse pour le Grand Coordinateur... La difficulté
du tome quatre, c'est que la plupart des couples sont momentanément
séparés et que je n'avais donc pratiquement que des
monologues à écrire. Ce qui n'est pas évident
: on risque toujours d'être redondant avec le dessin.
Un personnage dont les monologues sont très
drôles, c'est le robot qui est sur les trace d'Arthur et Chorenthe.
Oui. Lui a son univers particulier parce qu'il découvre
tout au fur et à mesure... J'ai aussi eu des difficultés
pour faire comprendre au public les pensées du Grand Coordinateur
quand il est seul. Il découvre plein de choses étranges
pour le lecteur; mais pas forcément pour lui qui connaît
bien la Nef. Il y a un décalage : quand la lune lui parle,
il n'est pas étonné qu'elle lui adresse la parole mais
du ton qu'elle emploie !
Comment gérez-vous les histoires parallèles
des différents personnages ?
Cela se fait assez naturellement parce que je suis toujours
la trame générale écrite il y a une dizaine d'années,
même si je m'amuse en route. Je suis capable de transformer
tout un album parce que j’ ai crée un nouveau personnage. J'ai
envie de m'étonner moi-même au fil de l'histoire. C'est
pour cela que je n'écris rien à l'avance...
Même au moment d'attaquer un nouvel album
?
Oui. Je repars de la fin de l'album précédent et
je sais bien sûr comment l'histoire doit finir. Au niveau dessin,
c'est pareil: ma seule documentation, ce sont les autres volumes de
la série. J'ai horreur de travailler d'après photos
ou de copier ce qui a déjà été fait dans
d'autres BD. Quand je m'aperçois qu'un des éléments
de
mon histoire ressemble à quelque chose d'autre, je m'arrange
pour que cela devienne un hommage... Pour les trois premiers albums,
j'ai commencé par écrire les dialogues. Je veux que
l'on comprenne ce qui se passe rien qu'en les lisant. Ainsi, je peux
me permettre plein de choses au niveau du dessin, sans perdre le sens
du récit.
Depuis le tome trois, l'humour prend une place
plus importante dans la série...
C ' est vrai que j'ai dû faire des progrès dans la
maîtrise de l'humour, mais, dès le début, je voulais
créer un monde où les personnages sont tous un peu décalés
et drôles. Sauf peut-être le Fou du roi..
C'est sans doute l'apparition
impromptue des Schtroumpfs qui accentue le phénomène...
Donc, cela ne m'appartient pas vraiment (rires)..
Ce qui vous appartient, par contre, c'est le rôle
que vous leur faites tenir !
J ' avais besoin de monstres pour faire peur aux miens. Il fallait
donc que je crée des personnages encore plus inquiétants...
ou que je prenne le contre-pied en utilisant des héros plutôt
sympathiques dans notre univers et en les transformant
en monstres ! Si j'ai utilisé les Schtroumpfs,
c'est surtout parce que j'étais (et je suis toujours) un fan
de l’univers créé par Peyo et Delporte.
Indépendamment d'un évident plaisir
graphique, que vous apportent les scènes oniriques du Roi et
du Grand Coordinateur?
Aux beaux-arts, cela m'intéressait de raconter des histoires
de rêves. Et je me suis dit qu'il serait marrant de faire rêver
mes personnages de La Nef des Fous, qui évoluent déjà
dans un univers un peu onirique. Parfois, cela permet juste de casser
le rythme, mais, en général, les deux personnages comprennent
des choses à travers leurs rêves..
Quelles sont vos sources d’inspiration scénaristiques
?
Je vais très rarement au cinéma. Par contre, j'ai beaucoup
lu, surtout dans ma jeunesse, et mon dernier coffret était
d'ailleurs un hommage aux livres de Jules Verne édités
par les éditions Retzel... En fait, j'essaie de ne pas être
influencé, mais il y a des choses qui ressortent inconsciemment.
Je me suis ainsi inspiré de façon tout à fait
volontaire de la série télévisée L’Iles
Mystérieuse, pour la décoration un peu « modern
style » et les machineries en tôle... Mon univers est
peuplé par mes rêves de gosse et je crois que j'aurais
du mal à être crédible dans une BD vraiment réaliste.
La Nef des Fous, ce sont aussi quelques produits
dérivés originaux et spectaculaires...
Oui... En fait, tout est parti d'un tirage de tête réalisé
pour la librairie Forbidden World. C'est intéressant parce
que c’ est une mise en abîme de l'univers de la série.
Exploiter les personnages en dehors des albums, c'est donner l'impression
qu'ils auraient pu exister... En plus, j'ai toujours aimé les
collages, les montages et les pliages. Gamin, je réalisais
déjà des flip-books de Tintin !
Malheureusement, seuls quelques lecteurs privilégiés
connaissent ces produits dérivés...
Oui, et c’ est dommage parce que ça représente des jours
de travail pendant lesquels je ne suis pas sur mes planches. Là,
je suis content parce que les éditions Delcourt vont offrir
avec le tome 4 le diorama de la chambre du Roi que j ’ avais réalisé
il y a quelques années. J ’ espère que cela plaira au
lecteurs. C’ était la première fois que je faisais un
pliage et, une fois monté, je trouve cela vraiment chouette.
Etes-vous parfois sollicité pour des travaux
extérieurs à la bande dessinée ?
Oui. Par exemple, j'ai passé un mois l'année dernière
sur les vitrines de Noël des Galeries Lafayette, et là
je viens de travailler plus de quinze jours sur une boîte de
parfum Lacoste. Encore un mois et demi que je n'ai pas offert à
mes lecteurs... Mais cela rapporte plus d'argent que la BD, et puis
ce sont des noms assez prestigieux..
Cela peut aussi permettre de faire une petite
pause, de se "reposer" de la série..
Cela dépend. Pour les Galeries Lafayette, le jour où
j'ai commencé, on était déjà en retard
Et je devais faire un dessin A3 couleurs tous les deux jours... L'autre
inconvénient, c'est que je devais suivre un scénario
précis. J'ai dû dessiner des fées alors que je
pensais faire des Pères Noël (rires)... Pour Lacoste,
j'étais plus libre. Mais je suis un peu coincé par ce
genre de demandes parce que je suis obligé de créer
de nouveaux personnages et je n'ai pas assez de temps pour les
travailler..
Comment s'expliquent les longues périodes
entre deux tomes de La Nef des Fous ?
Je suis le seul auteur de la série : quand mon côté
scénariste n'a pas d'idées, mon côté dessinateur
ne fait plus rien (rires) Dans ces cas-là, je ne dessine plus
du tout, je cherche la bonne idée.. .et je perds du temps.
Je le regrette mais je pense qu'au niveau de la qualité de
mon boulot, c'est mieux ainsi.
Pourquoi le regrettez-vous ?
Parce qu'un album tous les deux ans n ' est pas le rythme idéal
pour une série. Le lecteur qui m'a découvert à
dix-huit ans avec le premier tome a aujourd'hui vingt-six ans
Il a peut-être d'autres préoccupations (rires) !
Et vous, vous arrive-t-il d ' éprouver
de la lassitude par rapport à votre série?
Non et c'est pour cela que je ne suis pas mécontent d'avoir
mis en place un univers assez chargé. Cela me permet de ne
jamais m ' ennuyer, même au bout de huit ans. Quand j'ai d'autres
envies, c'est toujours en parallèle avec La Nef des Fous.
Justement, avez-vous d'autres projets ?
Oui. Je prépare un album de cent pages en noir et blanc,
toujours pour les éditions Delcourt. Je voulais faire un récit
autobiographique mais je me suis aperçu que cela ne me
correspondait pas. J ‘ ai des choses à raconter, mais je n'ai
pas envie de les dessiner. Je me suis donc dirigé vers une
autre histoire, assez délirante: celle d'un gribouillis qui
se réveille dans un catalogue comme ceux des anciennes
manufactures de Saint-Etienne et qui rencontre plein de personnage
bien dessinés. Cela me plaît énormément...
Pour l ' instant, j 'ai fait une vingtaine de pages et je suis impatient
de reprendre le récit. Je travaille dans un autre style. J'ai
supprimé la couleur et les trois-quarts des décors.
Tous mes points forts, en fait (rires)... L'avantage, c'est que cela
va beaucoup plus vite. Une planche prend seulement cinq ou six heures
alors que pour une page de La Nef des Fous, quarante ou cinquante
heures ne suffisent pas toujours ! Je me régale et je languis
de faire découvrir ce nouveau travail à mes lecteurs.
Normalement, cela devrait sortir en mai prochain...
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